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Ces agriculteurs auxquels on refile des terres de chantier incultivables

  • Photo du rédacteur: Alt Pro60
    Alt Pro60
  • 10 avr. 2022
  • 7 min de lecture

Ils croient encore au Père-Noël


Leurs nombreux terrains agricoles et leur proximité avec les différents chantiers font de l'Essonne, des Yvelines et de la Seine-et-Marne les trois départements principalement visés par ces entreprises. Photo d'illustration Lorraine Gregori.


Pour réduire les coûts de gestion des déchets, certaines entreprises n’hésitent pas à conclure des accords avec des agriculteurs mal informés, qui deviennent les pantins d’un business nébuleux.


Le vrombissement des camions est incessant. Voilà trois semaines qu’une flopée de véhicules se relaie, jour et nuit, pour déposer de la terre sur la parcelle de Sébastien*, agriculteur en Île-de-France. Provocant à leur passage un nuage de poussière qui stagne au-dessus des champs de céréales. Nous sommes en plein été 2020. L’air est irrespirable. « Je leur ai demandé de tout arrêter. J’ai contacté la société à plusieurs reprises, mais plus personne ne répondait, ils ont fait les morts », raconte le sexagénaire en se replongeant dans « cette histoire douloureuse ». Il y a deux ans, Sébastien s’est fait démarcher sur son exploitation, à quelques kilomètres d’un axe principal, par une entreprise de construction qui a « pignon sur rue ». Cette dernière lui aurait proposé « de la bonne terre végétale » venant du plateau de Saclay (91), réputé particulièrement fertile. Un marché gagnant-gagnant. Cela devait permettre à l’agriculteur d'améliorer la qualité de sa parcelle. Et à l’entreprise de se débarrasser, à moindre coût, de ses terres excavées (terres issues des chantiers, lorsque le sol est creusé) « Si Mercedes vous propose des voitures qui, sinon, partent à la casse, est-ce que vous acceptez ? » Cet appât alléchant s’est rapidement avéré être le début d’un cauchemar. « Ce sont des entreprises qui cherchent de braves connards, comme moi, qui croient encore au Père Noël », lâche Sébastien.


Des terres qui ne laissent pas de traces

Lorsqu'une terre excavée sort d'un chantier, elle prend le statut de « déchet », devant être analysé et stocké selon sa classification : dangereux, non-dangereux et inerte (n'ayant subi aucune transformation physique, chimique ou biologique importante, comme des pavés, du sable, des gravats etc.). Les terres inertes peuvent être placées dans une installation de stockage de déchets inertes (ISDI) ; être revalorisées, pour remblayer des carrières par exemple ; ou servir à « réaliser des exhaussements de sol [ajout de terre à des fins d’aménagement ou d’amélioration de la qualité d’une parcelle, NDLR] sur des terrains agricoles », comme celui de Sébastien, introduit Helder De Oliveira, directeur de l’Observatoire régional des déchets d’Île-de-France. Une troisième option qui représente un intérêt économique pour les sociétés. Parce qu’elles se débrouillent pour trouver des terrains à proximité des chantiers « et économiser de l’argent sur le transport ». Et parce que les dédommagements versés aux agriculteurs sont moins importants que le coût de la prise en charge dans une ISDI (entre 8 et 10 € par tonne pour des terres inertes et entre 40 et 100 € par tonne pour des terres polluées). « L'agriculteur peut percevoir une contrepartie financière seulement s'il utilise des terres excavées à des fins d'amélioration de la qualité agronomique du sol. Il doit alors être en mesure de le justifier », précise le secrétariat du ministère de la Transition écologique.


Seul problème : « Il y a une grande opacité et quasiment aucune traçabilité sur ce processus d'exhaussement de sol », analyse Helder De Oliveira. Dans le cas de Sébastien, la société lui a proposé un dédommagement de 1 € par tonne de terre déversée. « Les premiers jours, les camions ont déposé de la bonne matière, reprend Sébastien. Puis je suis parti une semaine en vacances. » À son retour, il découvre avec effroi des tonnes de terre incultivable, mélangée à d’énormes pierres. Sans pour autant parvenir à stopper les allers-retours des camions. Au total, près de 60 000 m³ de terre ont été déversés. L’agriculteur raconte avoir ensuite déboursé 70 000 € pour qu’une entreprise vienne aplanir les collines de déchets inertes laissés sur place. Les faire évacuer coûte très cher. Il faut compter 7 à 10 par € m³ : « J’aurais dû vendre ma ferme. » Sébastien dit avoir porté. « Ce sont des escrocs en col blanc, de véritables mafias. »

« On se rend vite compte de la supercherie, il suffit de toucher la terre quand on la reçoit », témoigne un agriculteur qui a été démarché à plusieurs reprises. Photo d'illustration Lorraine Gregori.


Un procédé bien huilé qui a pris de l’ampleur ces dernières années : « Cela fait deux, trois ans qu’on nous signale ce problème », notamment dans la Seine-et-Marne, l’Essonne et les Yvelines, s’accordent les syndicats des Fédérations départementales des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA) et de la Confédération paysanne. Des démarchages qui ont principalement lieu le printemps et l’été, « lorsque le sol est suffisamment sec pour laisser passer les camions » et que les agriculteurs sont en période d’activité. Avant les moissons par exemple : « Comme ça, pas trop le temps de réfléchir », appuie Sébastien. Pour les syndicats agricoles, pas de doute, ce phénomène est directement lié aux travaux du Grand Paris. 200 km de lignes, 68 nouvelles gares, 36,1 milliards d’euros d’investissement. Ce projet, et son réseau de transport le Grand Paris Express, visent à transformer l’agglomération parisienne en une grande métropole. Un dessein qui va engendrer « 47 millions de tonnes de déblais d’ici 2030, et dont la moitié a d’ores et déjà été sortie », explique la société mère. Le coût total d’évacuation et de traitement des déblais est estimé à 1, 8 milliard d’euros.



Mais, comme le souligne Catherine Lefebvre, de la Confédération paysanne, dans ces trafics de terre, « il faut dissocier les déchets provenant du Grand Paris Express de ceux de la construction des logements prévus autour des gares qui sont beaucoup moins encadrés. » Les premiers dépendent directement de la Société du Grand Paris, quand les seconds relèvent du domaine privé. Selon les chiffres de la Direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (Drire), 70 000 logements seront construits chaque année, pendant 25 ans, sur le territoire structuré par le nouveau réseau de transport.


Un business d'ordures

Thierry Desforges, de la ferme de L’Evangile, à Itteville (91), a lui aussi été approché par l’une de ces entreprises il y a deux ans. Une société plus modeste, mais avec une approche similaire. Des personnes le démarchent à sa ferme en période de forte activité, lui promettant une terre riche. L’homme accepte, moyennant un dédommagement d’environ 1 500 € par hectare. Les premières livraisons sont convenables. L’agriculteur part en vacances. À son retour, Thierry Desforges découvre une terre non-conforme au contrat signé ; un mélange de cailloux et de débris. Le manège a duré d’août à octobre 2020, puis de nouveau de janvier à juin. « Je leur ai envoyé des recommandés mais ils me répondaient que tout était normal. » Au total, plus de 50 000 tonnes de terre, étalées sur cinq hectares ont été déversées : « La parcelle est inutilisable. » Thierry Desforges a depuis engagé un avocat et déboursé 4 000 € auprès de la Chambre de l’agriculture pour réaliser une analyse des sols.


« L’Île-de-France perd plus de 1 000 hectares de terres agricoles chaque année. Dans 20 ans, il ne restera pas grand-chose », alerte Didier Delpeyrou, fondateur de La Brigade écologiste. Sur le site collaboratif La Ceinture toxique, 71 lieux, privés et publics, ont été signalés comme étant des sites agricoles pollués en Île-de-France. Et plusieurs entreprises identifiées. Parmi elles LMTPT, JFC Constructions ou encore Urano : « Nous sommes extrêmement sereins, je ne comprends pas pourquoi nous apparaissons sur ce site, commente Pascal Urano, directeur de la société. Il nous est arrivé une fois d’avoir un désaccord avec un agriculteur avec lequel nous nous sommes un peu chipouillés. Mais la cause ne vous regarde pas, c’est le secret des affaires. »


Si certains se sont fait avoir, d’autres exploitants ont flairé le mauvais coup. À l’image de cette agricultrice des Yvelines : « Une entreprise lui a vendu monts et merveilles, mais après quelques vérifications, il était clair qu’il s’agissait d’une arnaque », raconte David Vallée, de la FDSEA de la région de Saint-Arnoult/Dourdan. Un capital social noté à 50 000 € sur la fiche de renseignements fournie, qui était en réalité de 500 €. Ou encore des soi-disant années d’expérience alors que l’entreprise avait à peine un an. À la découverte de ces éléments suspects, l’agricultrice a freiné des quatre fers.


Voici le genre de pollution que l'agricultrice Catherine Lefebvre peut voir sur des terrains agricoles, proche de la N 20. Photo : Catherine Lefebvre



Renforcer les contrôles

Pour limiter ces arrangements, les syndicats font de la prévention auprès de leurs adhérents : « Nous avons fait venir un gendarme de l’OCLAESP [Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique, NDLR] pour parler de ce problème », illustre David Vallée. Mais dans la majorité des cas, l’exploitant sait où il met les pieds : « J’ai assisté à la signature de contrats sur un coin de table. Une entreprise qui propose 5 000 € à un agriculteur en lui disant de penser à sa fille et au cadeau de mariage qu’il pourrait lui offrir avec cette somme. Parfois, on leur propose des voitures ou des voyages… » Certains agriculteurs cèdent car « ils sont endettés jusqu’au cou, sur des dizaines et des dizaines d’années ». D’autres ferment simplement les yeux pour encaisser le pactole. À Saint-Hilaire (91), par exemple, la mairie se bat depuis deux ans contre la transformation de 34 hectares de terres agricoles en décharge. L’entreprise Bouygues ayant signé un contrat de droit privé avec le propriétaire de la ferme d’Ardenne.


Par plusieurs textes successifs, le gouvernement a modifié en profondeur l’encadrement réglementaire des terres excavées. Un arrêté du 4 juin 2021 fixe ainsi les critères de sortie du statut de déchet : « L’objectif de cette évolution vise à simplifier le réemploi des terres de chantier par les maîtres d’ouvrage, dans le contexte très tendu de la construction du Grand Paris Express et de l’organisation des JO 2024 », explique Maxime Colin, juriste au sein de France Nature Environnement, fédération française des associations de protection de la nature et de l'environnement. Certaines terres pourront ainsi sortir du statut de déchet, qui est soumis à un certain nombre d’obligations pour assurer le suivi et sécurier la destination finale des déblais. Un arrêté qui permet de favoriser l’économie circulaire mais qui complexifie encore la traçabilité des terres. Seule solution : « Il faut que tous les contrôles soient fait, et bien fait », ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.


*Sébastien est un prénom d’emprunt.

Lorraine Gregori.


 
 
 

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