top of page
  • Emile Benech

Les grands perdants du Grand Paris

Dernière mise à jour : 8 avr. 2022

Avec le Grand Paris Express, les classes populaires toujours plus loin du cœur de la métropole


Le Grand Paris Express. 72 nouvelles stations de métro, 36 milliards d’euros engagés. Un projet titanesque, accompagné de plusieurs centaines de projets immobiliers redessinant la petite et la grande couronne francilienne. Et, au milieu de la champignonnière urbaine, des habitants qui risquent fort d’être déplacés.


Place des métros, à Bagneux. L’arrivée en janvier 2022 de la ligne 4, qui sera bientôt rejointe par la ligne 15, transforme le quartier. À l’est comme à l’ouest de la station de métro, d’un blanc immaculé, on rase tout. Faïda et Yasmina vivent à Bagneux depuis quinze ans. Elles font désormais partie des dernières habitantes de la zone en chantier, après la démolition de plus de 300 logements. Toutes les tours ont été démolies, sauf la moitié d’une, dans laquelle elles vivent, et qui doit être rénovée.

Ces travaux, vous les retrouverez dans chaque ville qui doit accueillir une gare du Grand Paris Express. Et ils ne font pas que des heureux. Des quartiers sont transfigurés, des logements sont détruits, des habitants sont déplacés. Les quartiers résidentiels qui poussent près des nouvelles gares font grimper le prix de l’immobilier au mètre carré (m2), pouvant par endroit approcher les prix parisiens.

L’offre locative se privatise, comme les espaces communaux. Des HLM deviennent des biens proposés à la vente par des promoteurs immobiliers. Les places, lieux de vie autrefois considérés comme des espaces publics, sont aussi transformées en zone de développement urbain pour les nouveaux habitants. Et les classes populaires, vivant historiquement dans ces quartiers, en sont chassées.


C’est le cas de l’écoquartier Victor-Hugo, à Bagneux. Construit en triangle, il protège en son centre un petit espace de verdure, une crèche et un dentiste. Il contraste avec les rares bâtiments mitoyens encore debout, qui semblent à bout de souffle. Cet espace plaît à Faïda, même si elle trouve que, pour un « écoquartier », « le béton est quand même partout ». Elle se balade aujourd’hui sous le ciel grisâtre avec Yasmine, qu’elle connaît depuis 15 ans, « depuis qu’on vit à Bagneux », explique-t-elle en souriant. Elle sait sa chance, de pouvoir encore vivre ici.



Une barre d’immeuble coupée en deux

Yasmine est plus partagée que son amie. Elle connaît beaucoup de personnes qui ont dû partir. Et qui n’ont pas apprécié. « On nous parle du métro depuis des années, et quand il arrive, on nous demande de partir... »

Avant, il y avait ici une fourrière, un parking, mais également « des pavillons résidentiels isolés, quelques immeubles isolés, une longue barre et une grande tour haute… Tous détruits », explique un membre du collectif des ressources alternatives et citoyennes (Crac) de Bagneux. Il connaissait des gens qui vivaient dans cette grande tour, démolie en 2016. « Ils ont été relogés plus loin dans la ville, pas très loin de la zone industrielle. Ça n’a rien à voir avec l’écoquartier, hein. Les immeubles sont vétustes, c’est glauque. »


300 logements rasés, des habitants déplacés

De l’autre côté du métro, même ambiance. Selon Sylvain Baillard, responsable de l’ADHAP Bagneux, un établissement de services à domicile, « c’était un peu la zone, avant. » En 2018, tout a été remis à plat. Selon Yasmine Boudjenah, adjointe à la maire de Bagneux en charge de l’aménagement, environ 280 logements ont été détruits. « Mais nous allons en créer 580 à la place, et près de 600 habitations environnantes vont bénéficier d’une réhabilitation énergétique. » Quant aux personnes relogées, elles l’ont été presque toutes dans la commune, assure l’élue. Dans la commune, certes, mais plus loin du métro…



La part d’HLM réduit à peau de chagrin

Seulement 15 % des logements crées seront à vocation sociale. Faisant ainsi passer la part du foncier social du quartier de 100 % à 50 %. Consciente du fait que « Bagneux connait d’intenses transformations, l’élue assure que la commune fait tout pour donner une chance à la mixité sociale et améliorer les conditions de vie des habitants ». Qui seront malheureusement partis, d’ici là…

Le prix au mètre carré des nouveaux appartements, dont 382 seront accessibles à l’achat, n’ont rien à voir avec ceux du reste de la ville. Pour chaque mètre carré, comptez 1 500 € de plus. Sur un appartement de 30 m2, cela fait plus de 40 000 € d’écart. Et cette estimation, faite fin mars 2022, ne prend pas en compte l’augmentation généralisée des prix de la commune, de plus de 21 % sur les cinq dernières années, selon les données du site immobilier meilleursagents.com.





« Les gens qui vont pouvoir s’y installer auront forcément plus de moyens que ceux y vivant aujourd’hui »

Bagneux n’est pas un cas isolé. Partout dans le Grand Paris, on observe ce processus. Une gare en construction, de nouveaux projets immobiliers, une montée des prix. « Les populations populaires feront alors place à une couche sociale plus aisée », explique Emmanuel Trouillard, urbaniste chargé d’étude sur l’habitat à l’Institut Paris région.

Si, selon lui, il est difficile de démontrer les effets qu’auront l’installation de ces nouveaux quartiers, « les nouveaux bâtis, neufs, mieux aménagés et près d’un moyen de transport vous permettant de vous déplacer, sont très prisés, surtout en Île-de-France ». « La demande est forte, et fait grimper les prix. Les gens qui vont pouvoir s’y installer auront forcément plus de moyens que ceux y vivant aujourd’hui. »


Une flambée des prix de l’immobilier

Cette analyse se reflète dans la montée des prix de l’immobilier, en petite et grande couronne francilienne. Selon Vincent Tanguy, directeur opérationnel du promoteur immobilier City&You, « on commence à voir une hausse des prix aux abords des gares deux ou trois ans avant l’ouverture de cette dernière ». Pour estimer cette hausse de prix, nous avons comparé les estimations du site immobilier meilleursagents.com avec les prix proposés par les promoteurs immobiliers pour ces nouveaux logements. À Saint-Ouen, où la station de métro a ouvert en décembre 2020, le prix du m2 a bondi de 42 % en cinq ans, sur toute la commune. Et le prix du quartier de gare est de 8 812 €/m2, soit 1 766 € par m2 de plus que dans le reste de la ville (7 046 €/m2).

À Asnières, le logement coûte 20,2 % plus cher qu’il y a 10 ans. Et la différence entre le quartier de gare et le reste de la ville est de 769 €/m2. La gare ne sera mise en service qu’à partir de mi 2023.

Plus loin de Paris, à Palaiseau (Essonne), le prix du m2 a augmenté de 7,5 % en 10 ans. Et la différence entre le quartier de gare et le reste de la ville est de 1 121 € au m2. La gare ne sera en service qu’à partir de 2026.




Pour Emmanuel Trouillard, cette différence de prix s’explique en partie par la différence entre le bâti neuf et les « logements décatis, parfois Habitations à loyer modéré (HLM), parfois parc social « de fait », avec une offre locative très dégradée ». L’autre facteur principal est selon lui la mise en place de commerces et de services dans des zones autrefois presque désertes.

Mais la conséquence ne fait selon lui aucun doute. Les populations vivant autrefois dans ces quartiers vont en être exclues. « C’est toujours humainement très compliqué d’agir dans ces zones, explique l’urbaniste. Il faut agir pour ne pas laisser en place du foncier décati, mais il faut également ouvrir le nouveau foncier au logement social. » Avec la loi Solidarité et Renouvellement Urbain, il faut en construire au moins 25 % d’HLM. C’est peu comparé au taux de logements sociaux observé auparavant dans ces quartiers.


Front Populaire, exemple de gentrification

Ce n’est pas la première fois que l’on voit ce phénomène se dérouler après la construction de nouvelles stations de métro. Entre le 19 juillet 1900, date d’inauguration de la ligne 1, et aujourd’hui, plus de 300 stations de métro sont sorties de la terre. Engendrant ce même mécanisme. Mais, selon Emmanuel Trouillard, « la station de métro Front Populaire, inaugurée en 2012, est celle qui est le plus souvent donnée en exemple ».

Jean-Jacques Clément, membre de l’association Mémoire vivante de la Plaine, qui cherche à partager la longue histoire de la Plaine, connaît le quartier comme sa poche. Il l’a vu évoluer, des années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Et, une chose est sûre, du « bout de ville » isolé entre Saint-Denis et Aubervilliers, et le quartier offrant des commerces et services variés, il n’y a plus grand-chose à voir. « Pendant longtemps, on n’a vu que des entrepôts en tôles par ici, raconte-t-il. Des espaces de stockage transitoire, dans un quartier fermé sur lui-même, avec une seule rue. »


Du quartier isolé au lieu de vie central, il n’y a qu’un métro à faire

Mais, en 2001, tout change. La Région Île-de-France souhaite prolonger la ligne 12, et décide que l’ancienne zone semi-industrielle est l’endroit parfait. On y construira également une université, plusieurs bureaux, une nouvelle place. Et des logements, bien évidemment.

Il faudra ensuite attendre plus de 10 ans pour que la station de métro sorte de terre. Le 12 décembre 2012, exactement. Une première vague d’habitants, attirée par la proximité future du métro a déjà emménagé. « Mais le manque de services, de commerces et d’écoles notamment, leur ont fait rapidement changer d’avis », explique Jean-Jacques Clément. C’est la seconde vague, qui s’installe entre 2012 et 2015, qui restera finalement.



Dans ce quartier résidentiel construit « ex-nihilo », il faudra tout faire, y compris des routes. Ici, la rue Georges-Sand, construite en 2012 depuis les anciens chemins de fer. Crédit : Jean-Jacques Clément/Mémoire vivante de la Plaine


Et, sociologiquement, par rapport aux habitants du cœur de Saint-Denis, ce n’est plus du tout la même chose. « La population est beaucoup plus jeune de ce côté-là de la ville, nous explique le membre de l’association Mémoire vivante de la plaine. On voit beaucoup de jeunes couples avec des enfants. » Selon La revue du secteur des études locales Saint-Denis, 15 ans d’évolutions sociodémographiques parue en octobre 2019, c’est le quartier de la commune qui présente le plus de cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS). 16,4 % des habitants en seraient issus en 2015, contre une moyenne de 12,7 à l’échelle communale. En 2006, ils n’étaient que 7,5 %, en dessous de la moyenne communale (9,6 %).


Un manque de concertation décrié

Bagneux, Aubervilliers, Pantin, Villejuif, etc… Ces communes ont toutes un point commun. Face à la gare accueillant la nouvelle ligne de métro, qu’elle soit en construction ou réaménagée, vous trouverez une place entourée de palissades. Parfois, le promoteur immobilier en charge du chantier y arbore fièrement un point de vente. Parfois, il faut chercher plusieurs minutes pour comprendre ce qu’il s’y passe. Ces palissades encadrent les anciennes places de la Gare, biens publics vendus aux promoteurs immobiliers pour y construire de nouveaux logements.

Pour vendre ces parcelles, qui appartiennent au domaine public, et qui sont donc inaliénables (article L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques), il y a plusieurs étapes. Il faut d’abord les déclasser, pour les faire appartenir au domaine communal, qui lui peut être vendu. Prenons l’exemple de Clamart, petite ville de 50 000 habitants. Avec son château, son centre-ville exigu mais tranquille, la commune ne ressemble guère à ses voisines, transformées par l’arrivée des tours et des barres d’immeubles dans les années 1960.



Mais, avec l’arrivée du métro à sa porte, la commune est appelée au changement. Et son maire, Jean-Didier Berger, membre des Républicains et 1er Vice-président du conseil régional d'Île-de-France, l’appelle de ces vœux. En 2015, il propose aux habitants la mise en place d’un nouveau lotissement, face à la gare. Pour cela, il faudrait détruire la place éponyme, qui deviendrait un grand immeuble de 18 mètres de haut.

Mais voilà, les habitants ne sont pas – du tout – partants. Ces derniers dénoncent un projet lucratif, qui ne prend pas en compte l’aménagement du quartier. Un « Collectif pour un projet urbain au quartier gare » est créé, pour demander un « projet urbain d’envergure », et non « un projet immobilier privé ».


Une palissade, et le tour est joué

Pour le maire, le projet immobilier est primordial. Il va selon lui permettre de renflouer les caisses de la commune, alors en situation financière « difficile ». Pour passer outre la mobilisation des riverains il va entourer la place de palissades, avant de faire appel à un commissaire-enquêteur chargé de statuer sur son déclassement. « Un comble, s’exclame une habitante. On n’allait quand même pas grimper par-dessus la palissade pour l’utiliser, cette place ! », explique au micro de France culture une habitante du quartier.

En juillet, le commissaire-enquêteur accepte le déclassement de ce bien communal, permettant de facto la vente. Il souligne quand même le manque de concertation autour du projet, actant que le manque de plans précis est « clairement dommageable ». Mais la mobilisation se poursuit. En octobre, une manifestation est organisée pour lutter contre le projet immobilier. À côté, on fait passer une pétition, qui atteint les 1 200 signatures.

« On n’allait quand même pas grimper par-dessus la palissade pour l’utiliser, cette place ! »

Mais le maire passe de nouveau outre. « Dès la première concertation pour le projet, les promoteurs étaient déjà dans la salle. Belle preuve de débat », s’agace Philippe Saunier, membre du Collectif pour un projet urbain au quartier gare. Le projet proposé ne sera d’ailleurs pas modifié.

Pour Emmanuel Trouillard, il faut y voir la griffe du « projet de priorité nationale » : « Le cadre du Grand Paris est fixé par une réglementation juridique dérogatoire. » En gros, l’opposition des habitants ne saurait faire reculer un tel projet.

Ironie de l’histoire, le projet immobilier sera appelé « Convergence ». Pour quelques 438 000 euros, vous avez la possibilité d’acheter un T2 de choix, « une opportunité aux portes de Paris », comme le rappelle si justement le promoteur immobilier, BNP Paribas. Reste qu’à 8 358 € le m2 contre 6122 € dans le reste de la commune, l’opportunité à un coût élevé.

bottom of page