Gel des vignes : à Château Fayau dans le Bordelais, les dégâts chamboulent tout, sauf la routine
- Alt Pro60
- 22 avr. 2021
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Dernière mise à jour : 24 avr. 2021
Le fort épisode de gel début avril n’a pas épargné Château Fayau, un vignoble de deux cents hectares à Cadillac (Gironde). Pour autant, le travail dans la vigne ne s’est pas arrêté. Sous l’impulsion de Charles Médeville, fils et neveu des deux propriétaires, on retrousse ses manches. La vigne n’attend pas.
À peine rencontrés, sur le quai de la petite gare de Cérons, à quarante kilomètres de Bordeaux, Charles Médeville, 28 ans, propose d'aller "boire un café dans les vignes". Pas de lamentations ni de grincements de dents quand on évoque les trois jours de gel survenus deux semaines plus tôt, dont les sévices se sont étendus sur toutes les plantations françaises. Mais direction plutôt le vignoble, sur les hauteurs de Cadillac, où fleurissent les vignes à perte de vue.

La propriété familiale de Château Fayau. La partie la plus ancienne est construite au XVIIe siècle, les ailes et le chaie sont ajoutés au XIXe siècle. C’est ici qu’habite la famille Médeville, depuis 1826. ©Maguelonne de Gestas
« Château Fayau est dans ma famille depuis 1826 », explique le jeune vigneron, avec son accent chantant du sud-ouest. « On est ici depuis deux siècles, et depuis deux siècles les générations se succèdent pour produire du vin. » Entre deux pieds de vignes, placées sur 200 hectares, entre la propriété familiale et les alentours de Cadillac, il observe l’ampleur des dégâts. « On sait aujourd’hui que 75% de nos vignes ont gelé », souligne Paul Nicolau, 26 ans, sémillant responsable viticole du domaine de Cadillac. Certaines parcelles sont touchées à cent pour cent, d’autres un peu moins. On espère une demi récolte par rapport à 2020, sans compter la grêle, le mildon et un nouvel épisode de gel, qui peuvent encore arriver. »

Les bourgeons touchés par le gel avaient déjà "débourré" (fleuri). En période de gel, le froid se dépose sur la plante, puis crée des poches qui font geler le bourgeon. ©Maguelonne de Gestas

Sur ces pieds de vignes, les bourgeons ont gelé dans leur intégralité. Selon les deux vignerons, l'ampleur des dommages causés par le gel pourra définitivement être mesurée “au moment des vendanges fin août, début septembre.” ©Maguelonne de Gestas
« On est dans un système où les moyens pour lutter sont plus chers que le vin qu’on produit »
Pourtant, à Château Fayau, aucun moyen n’a été mis en place pour lutter contre les températures excessivement basses. « Pas de bougies, pas d’eau, rien, affirme catégoriquement Paul. On aurait pu essayer de sauver certains coins, mais les températures annoncées étaient tellement basses que ça aurait été inutile. Ceux qui ont tenté des choses ne l’ont fait que le premier soir. Les seules techniques qui marchent bien, à ces températures-là, c’est l’aspersion d’eau, ou les bougies. Mais le coût est beaucoup trop élevé. »
« En comptant la main d’œuvre et l’achat de bougies, on arrive à 2 500 euros l’hectare, précise Charles Médeville. Vous imaginez ce que ça représente en termes d’embauche et de prix… Il faut 400 bougies pour protéger un hectare pendant huit heures. Ça nous coûte moins cher d’espérer que le gel ne détruise pas toutes les vignes, que de tenter de tout protéger. On est dans un système où les moyens pour lutter sont plus chers que le vin qu’on produit. »

Paul Nicolau, responsable du travail dans les vignes. Charles Médeville, fils et neveu des deux actuels propriétaires (Jean et Marc Médeville), en passe de reprendre le domaine viticole. ©Maguelonne de Gestas
"Avec ou sans gel, on continue de travailler"
Si le rythme de travail s’est suspendu le temps du gel, aujourd'hui, les deux vignerons et les vingt-cinq salariés ne lambinent pas. « Rien n’a changé, précise Paul. Le rythme de travail est le même. Nous avons toujours les mêmes charges à payer, qui elles, n’ont pas gelé ! On est en plein sécaillage en ce moment, on change les piquets abîmés qui permettent de maintenir la vigne droite. C’est toujours à cette période de l’année qu’on le fait, avec ou sans gel. Même si beaucoup de bourgeons ont gelé, la vigne continue son travail. Elle reprend son cycle, malgré les aléas de la météo. »
Les viticulteurs sont mariés au climat. C'est leur socle de travail. « On passe notre temps à agir en fonction des conditions météorologiques : le froid, les fortes chaleurs, la grêle, qui peut tout détruire en très peu de temps, les maladies aussi, comme le mildiou… Le gel, dont on se passerait bien, et qui a des conséquences désastreuses sur nos bourgeons, est un aléa parmi les autres. On est habitués. » Les besognes sont de taille : nettoyage des sols, transformation entière d’une parcelle en bio, entretien des pieds de vignes… « On aurait fait exactement la même chose si la vigne avait gelé à cent pour cent. À chaque période son lot de soucis. On fait avec. »
Quelques bouleversements dans le programme tout de même : « normalement, on aurait dû traiter les vignes (ndlr : contre les maladies) un stade un peu plus tôt. On a laissé passer les gelées, pour voir les conséquences avant de se lancer. On va donc traiter cette année moins de surface, donc il y aura un décalage de production, mais le programme reste inchangé. Il faut que le travail soit fait quand la vigne va pousser. »
De nouveaux bourgeons peuvent faire repartir la production
Plus les vignes sont plantées sur des coteaux élevés, plus elles sont protégées du gel. À contrario, celles plantées plus bas sont plus exposées aux intempéries, et ont davantage souffert du gel. Mais la vigne est capricieuse : « On ne comprend pas toujours, certains bourgeons ont parfois complètement cramé sur les hauteurs, quand d’autres ont bien survécu en bas. »

Ce bourgeon est en parfaite santé, le gel ne l’a pas touché. Deux pieds de vigne plus loin, les plantes sont flétries. “Les conséquences ne sont pas homogènes, on ne maîtrise pas tout”, explique Charles Médeville. ©Maguelonne de Gestas

Sur les hauteurs de Cadillac, les vignes ont été beaucoup moins touchées. Les bourgeons sont presque entièrement conservés. Plus on descend le coteau, plus le gel a sévi. ©Maguelonne de Gestas
Les deux vignerons redoublent de vigilance. Même avec le gel, de nouveaux bourgeons peuvent se former très vite sur les vignes, et faire repartir la production : « Même quand le bourgeon gèle complètement, la vigne reprend son cycle végétatif, à des endroits où elle n’aurait pas dû, par exemple sur le pied, ce qui est mauvais pour la vigne. » Et qui nécessite une attention et un entretien régulier.
L’optimisme des viticulteurs force l’admiration. Si Charles Médeville souligne que « Château Fayau a subi de grosses pertes », il précise que le domaine viticole, qui s’étend des Graves jusqu’en Entre-deux-Mers, en passant par Bordeaux, « fait partie dans le Cadillac des “gros faiseurs”, c’est-à-dire qu’on a suffisamment d’hectares pour ne pas trop souffrir de ce qu’il s’est passé. Mais aussi parce que Cadillac reste une appellation qui n’est pas immense. Et lors d’épisodes climatiques comme celui-ci, on est contents d’avoir diversifié nos productions. Plus on a de parcelles sur différents terrains, moins on prend le risque que toutes nos vignes soient touchées. L’inconvénient, c’est que chaque année on ramasse un peu. On n'a jamais cent pour cent de récolte. Plus on est étendus géographiquement, plus on prend le risque d’être touchés ici ou là par les intempéries. »
Les intempéries, «meilleures ennemies» des vignerons
Pour Jean Médeville, père de Charles et actuel propriétaire du vignoble et président de l'appellation Cadillac Côtes de Bordeaux, le travail doit continuer. Ce qui l’inquiète le plus, ce n’est pas tant le gel et les intempéries, ses « meilleures ennemies depuis trente ans », mais la crise du Covid-19, qui influe bien plus sur les ventes. « Un épisode de gel comme celui-là, on en avait déjà eu un en 2016. À la différence près qu’il avait été violent et destructeur surtout dans notre région. Cette année, c’est tout le pays qui est touché. Aucun secteur n'a été épargné. Mais on saura rebondir, il le faut bien. Ce qui est surtout préoccupant pour nous, c'est la baisse de nos ventes avec la fermeture des brasseries et restaurants. »
Selon son fils, les viticulteurs peuvent espérer ne pas trop mal s'en sortir : « Le vin se valorise. A la différence des abricotiers, on peut stocker nos bouteilles, puisqu'on vit toujours sur les deux récoltes des années précédentes. Les conséquences du gel se répercuteront sur les deux prochaines années : on aura moins de vin à vendre, et donc moins de revenus. Mais en dépit de la baisse de volumes qu'on pourra vendre, on espère les valoriser davantage, à des marchés plus rentables. Et pouvoir de cette manière s'y retrouver financièrement. »
Peu à attendre des assurances
Quand on évoque les assurances des viticulteurs et des potentielles aides financières pour les aider à surmonter les pertes pour la cuvée 2021, un sourire en coin se dessine sur le visage de Charles : « Ah, je connais bien les assurances, j’y ai travaillé un temps. On a une aide à l’assurance récolte, en partie financée par la Pac (Politique agricole commune), et qui couvre une grosse partie des cataclysmes, dont le gel. Le gros inconvénient, c’est qu’elle prend en compte l’intégralité des parcelles. Si j’ai du gel sur une ou deux années, ainsi que d’autres conditions climatiques, automatiquement mon rendement baisse, et donc la base de mon remboursement baisse également. Cette assurance a donc l’avantage de couvrir un certain nombre de risques, mais a l’inconvénient de ne pas le rembourser totalement. »
Il y a aussi des contrats non subventionnés par la Pac, que chaque assureur viticole choisit. « Cette assurance couvre intégralement la grêle. Elle est plus flexible et plus intéressante et assure parcelle par parcelle. Mais le gel ne rentre pas dans ses remboursements. Je peux le comprendre : si on perd tous nos bourgeons, l’assurance doit rembourser des sommes exponentielles, sachant que les épisodes de gel ont tendance à se renouveler de plus en plus. Ils ne pourraient pas s’y retrouver. »
Paul tique un peu. Il aimerait que les assurances soient plus aidantes. Mais ajoute que « par rapport aux arboriculteurs, les conséquences sont moins dramatiques. Eux ont tout perdu, ils vivent sur la culture de l’année. Nous, c’est différent, on a toujours des stocks, on est moins prioritaires. »
Un dernier tour dans les vignes. Charles et Paul commentent avec satisfaction les bourgeons en bonne forme, observent plus longuement ceux qui ont gelé. Ils pendent tristement dans le vide, dépouillés de leurs feuilles : « Regarde Paulo, ceux-là ont pris cher quand-même. » Réponse de Paul : « Oui… Bon, on s’y remet ? »
Agenda trans-média
Facebook : "A chaque période son lot de soucis. On fait avec." A Château Fayau, dans le Bordelais, la routine journalière continue, malgré les conséquentes gelées de bourgeons."
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note : 13
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