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  • Léo de Garrigues

Pourquoi les marathoniens n’ont jamais été aussi lents

Dernière mise à jour : 8 avr. 2022

A Paris comme partout, le chrono n'est plus la finalité du marathon

Jamais les 42,195 kilomètres ne se sont courus aussi lentement. Un temps réservé aux chasseurs de chrono, le marathon est désormais pratiqué par des sportifs du dimanche qui mettent l’accent sur leur bien-être plus que sur leur performance.



35 757 coureurs ont terminé le marathon de Paris ce dimanche. © Léo de Garrigues


“C’est vous les vainqueurs, c’est vous les héros”, hurle le speaker. À 200 mètres de l’arrivée du marathon de Paris, ce dimanche 3 avril, Axel Chambaud entend le message et finit en trombe : “ À partir du kilomètre 40, j’avais l’impression d’être Usain Bolt ”. Le jeune Bourguignon, 19 ans, a atteint son objectif : il a terminé la course en 4h47, loin derrière l’Éthiopien Deso Gelmisa, vainqueur en 2h05’7. Axel s’est inscrit au marathon il y a trois semaines, après une rupture. C’est sa première fois : “J’étais un peu dans le mal, j’avais besoin d’un gros objectif dans ma vie”.


Une blessure et plusieurs bières plus tard, il finit son marathon

Pour parvenir à ses objectifs, Axel s'astreint à une discipline de fer : premier semi (21 km, tout de même) le lendemain de son inscription puis 15 kilomètres tous les deux jours avec séances de musculation. Conséquence de cette cadence infernale, il se blesse à une semaine de l’échéance. Pas de quoi le décourager.


Le 2 avril, il prend le train depuis Dijon avec deux potes et trois vélos, visite Paris le samedi, s’enfile trois bières le soir et prend le départ le lendemain matin avec un seul objectif : rallier la ligne d’arrivée.


Il la franchira 43 minutes avant Sabine Leroy, 46 ans, qui s’est lancée dans la course à pied pour son fils polyhandicapé que son mari a déjà poussé deux fois jusqu’à l’arrivée d’un marathon. Pour son 4e marathon, cette habitante du Pas-de-Calais n’a pas été aussi rapide qu’espéré, mais qu’importe : “À mon âge, je n’ai rien à prouver à personne. Mon fils est ma motivation. Le chrono n’est pas la finalité.”


Un objectif : se faire plaisir

Axel et Sabine incarnent une génération de néo-runners dont l’unique but est de franchir la ligne d’arrivée. Au fil des ans, l’enjeu chronométrique perd de l’importance. Un constat validé par des données statistiques : années après années, les marathons se courent de plus en plus lentement, malgré une élite de plus en plus rapide.


Fondateur du site runrepeat.com, spécialisé dans le conseil de chaussures de course, le Danois Jens Jakob Andersen a publié une étude après s’être penché sur 28,732 courses de fond disputées sur le sol américain pendant 20 ans. De 4h15 en 1996, le chrono moyen d’un marathon (hommes et femmes confondus) est passé à 4h40 en 2016. L’écart est encore plus criant pour les hommes, passant de 3h32 dans les années 80 à 4h22 de nos jours. Si l’étude est centrée sur les courses américaines, la tendance est bien plus globale, assure le statisticien.



Les conclusions de l’étude de Jens Jakob Andersen sont criantes : en 20 ans, les marathons américains se sont couru 25 minutes plus lentement. © RunRepeat.com


La perf, espèce en voie d’extinction

Quadruple champion de France au début des années 90, Dominique Chauvelier a aussi constaté cette évolution : “La perf est en voie de disparition, il y a une nouvelle clientèle par l'arrière. À mon époque, quelqu’un qui faisait moins de 3h, c’était moyen. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, il est champion du monde.” Une évolution qui va de pair avec la démocratisation du sport. En 1977, ils étaient 87 à rallier l’arrivée du Marathon de Paris contre plus de 47 000 lors de l’édition record de 2019.



Simple fait de société ? Négatif, avance Camille Bazil, responsable de la communication du marathon du Caen. Là bas on assume une “stratégie de recrutement de coureurs grand public. L’idée est de désacraliser la distance marathon”. Et les performances s’en font ressentir : le temps moyen a reculé de 16 minutes entre 2015 et 2019.


Mais à Caen, l’important est ailleurs. Le site internet du marathon est bien plus disert sur les attractions touristiques de la région que sur les résultats de la dernière édition.


3 millions d’euros par an pour Schneider Electric

Depuis 2013, Schneider Electric, le géant de l’énergie français, paie 3 millions d’euros par an pour accoler son nom au marathon de Paris d’après le Figaro. De la médaille des finisseurs, à leur dossard, au poncho en passant par les incontournables panneaux publicitaires des deux côtés de la route, bien visibles à la télévision ; la marque est partout.


Depuis 2009, l’équipementier Asics est l’autre partenaire majeur du marathon parisien. En 2021, 26% des finisseurs portaient des chaussures de la marque japonaise qui revendique 30% de parts de marché sur le running en France. “Plus il y a de participants, mieux c’est. Peu importe le temps, on s’en fout. Il faut lever les barrières pour que les gens n’aient pas peur de toucher du doigt quelque chose qui peut leur plaire”, plaide Arnaud Leroux, directeur marketing de la marque en France. Ce dernier ne dément pas le chiffre de 500 000 euros annuels pour le partenariat avec le marathon de Paris, avancé par Challenges et Ouest France.


“Une mise en spectacle de soi-même”


Mais cette évolution ne plaît pas à tout le monde. À la veille du grand départ, c’est au Hall 7.2 du Parc des Expositions de la Porte de Versailles que les marathoniens se donnent rendez-vous. Pour venir chercher leur dossard et slalomer entre les stands où les chaussures à plaque carbone, les gels énergétiques et les maillots fluo attirent l'œil.


Il faut 1 heure pour se frayer un chemin jusqu’à Olivier Bessy, sur le stand de la Fédération française d’athlétisme. Chemise à carreaux orange et blanche, lunettes bleues sur le nez, ce sociologue du sport se désole de n’avoir vendu que huit exemplaires en deux jours de son dernier ouvrage, Courir, de 1968 à aujourd'hui. Présent au salon depuis 20 ans, il se dit “dégoûté” de son évolution : “C’est une mise en spectacle de soi-même” lance-t-il en pointant notamment du doigt les stands où les runners se prennent en photo devant un mur géant avec les noms de tous les participants au marathon de Paris.


La course à pied, c’est sa vie. Il y a consacré une dizaine de livres et d’études. Il pointe une massification de la course à pied depuis une cinquantaine d’années : “On n’est plus sur une performance normée sur le temps, on est passé à une performance auto-centrée. Quelqu’un qui vise moins de 4h, ça n’a d'intérêt que pour lui.


Les coureurs ne sont plus les mêmes qu’il y a 50 ans et ne courent plus pour les mêmes raisons. Les ouvriers, qui représentaient 16% des pelotons en 1979, constituaient seulement 7,1% d’entre eux en 1998, d’après des études de sociologues français. Et l’injonction à faire du sport pour sa santé a pris de l’épaisseur : “Dans une société de plus en plus incertaine et stressée, la valeur santé prend encore plus d’importance. La santé au sens du bien-être physique, social et psychologique.”


“Des chaussures à 300 euros qu’on peut utiliser pour trois marathons max, ça me surprend”


Pour être à l’aise pendant l’effort, les runners sont prêts à mettre le prix. D’après l’Observatoire du Running, un runner investit 95€ par an dans du textile, un montant auquel s’ajoute la participation aux courses. À titre d’exemple, l’inscription au Marathon de Paris coûte 100 euros. Un runner dépense en moyenne 118€ pour une paire de chaussures qu’il faut changer régulièrement.


Une somme qui pourrait augmenter avec l’arrivée sur le marché des chaussures à plaque carbone qui améliorent le renvoi d'énergie et réduisent la fatigue. C’est notamment grâce à cet équipement nouvelle génération que Morhad Amdouni, champion d’Europe du 10 000m en 2018, a battu le record de France du marathon ce dimanche. “À mon niveau, je gagne peut-être deux minutes”, estime Emmanuel Roudolff-Levisse, auteur de la 23e meilleure performance européenne de tous les temps, le 5 décembre dernier. Son temps : 2h11’05. Celui qui vise une qualification pour les Jeux olympiques de Paris, en 2024, est étonné de voir des coureurs “lambda” avec des “carbone” aux pieds : “Même des coureurs qui mettent 4h au marathon en ont. Ce sont des chaussures à 300 euros qu’on peut utiliser pour trois marathons max, ça me surprend.”



“ Si vous mettez du coca-cola dans votre voiture, elle ne va pas avancer bien loin. Notre corps, c’est la même chose ”


Si les marathons se courent plus lentement, c’est aussi en raison de la baisse de la condition physique des coureurs, les Américains en tête. Une tendance que constate le diététicien du sport Pierre Thomas : “Si vous mettez du coca-cola dans votre voiture, elle ne va pas avancer bien loin. Notre corps, c’est la même chose. Depuis les années 90, il y a une baisse de la qualité alimentaire en général avec l’industrialisation massive de la nutrition.”


Parmi les dizaines de témoignages recueillis par nos soins, nombreux sont ceux qui courent pour perdre du poids ou aller mieux. De quoi réjouir le praticien: “La course à pied devient quelque chose de beaucoup plus grand public. Je ne peux qu’en être ravi, je prône le sport santé à fond.”


En 1979, la France comptait 500 coureurs réguliers. Aujourd’hui, ils sont près de 14 millions. Cet essor soudain a-t-il une limite ? “Il y a un plafond de verre qu’il ne faut pas atteindre.” tempère Arnaud Leroux, d’Asics. S’il y a trop de gens, on peut se marcher dessus. Ce qui compte c’est que l’expérience soit optimale. Je ne sais pas si je souhaiterais qu’il y ait 100 000 personnes sur un marathon de Paris.



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