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  • Lorraine Gregori

Mille et un ramadans

Dernière mise à jour : 8 avr. 2022

Anouk, Lamine, Malika, Mehdi...Des dizaines de bénévoles de l'association parisienne Une Chorba pour tous se retrouvent pendant le ramadan pour venir en aide aux personnes démunies. Durant une après-midi, ils nous ont fait découvrir les richesses de ce mois saint, loin de l’image préconçue d’un ramadan unique.

“Les gens vont faire la fête en after, nous on se voit en aftour” , Nour. De gauche à droite : Nour, Moustafa et Namir.


À peine arrivé sur le pas de la porte du 108 rue Curial, qu’on ne sait déjà plus où donner de la tête. On aurait presque envie de fermer les yeux et de se laisser guider par les odeurs de viande mijotée qui s’échappent de la cuisine, à droite de l’entrée. “Quelqu’un a vu les baguettes ? On ne va pas en avoir assez”, lance une bénévole en passant d’une pièce à l’autre. D’ici quelques heures, les abords de l’association Une Chorba pour tous s’animeront, foulés par les 650 personnes venues chercher leur panier repas. Comme chaque année depuis 28 ans, des bénévoles se relaient, un mois durant, pour éplucher, préparer et distribuer, chaque jour, près de 975 kg de nourriture pour la rupture du jeûne (iftar). “Ici, nous partageons un peu de la misère humaine...Nous venons en aide aux plus démunis, qu'ils soient musulmans ou non”, souligne Abdenour Dadouche, président de l’association depuis quatre ans et bénévole depuis 22 ans.


Nous sommes en début d'après-midi, le lundi 19 avril, et le ramadan a commencé depuis bientôt une semaine. En France, les musulmans représentent environ 5 millions de personnes, soit 8% de la population, d’après une étude de l’entreprise Statista 2019. Et parmi eux, 66% déclarent avoir jeûné durant toute la période du ramadan de cette même année. 5 millions de personnes, fortes de leur culture, de leurs traditions et de leur diversité.

La vingtaine, de grands yeux verts assortis à la couleur de son hijab et un air pétillant. Anouk, ou Nour comme on l’appelle ici, est bénévole depuis cinq ans. Née d’un père juif et d’une mère athée, la jeune femme dit avoir toujours eu un besoin de spiritualité : “Je suis passée par les trois religions monothéistes. À treize ans, j’allais seule à l’église protestante. Après un an, j’ai voulu essayer autre chose et je me suis dirigée vers la religion juive. Mais c’est finalement dans l’islam que je me suis retrouvée.” Elle se souvient avoir fait son premier ramadan avant même d’être convertie : “J’étais curieuse, je le faisais mais pas aussi strictement que maintenant. Je ne jeûnais pas tous les jours et j'allais à la mosquée pour observer, je n'y priais pas.”

Aperçue derrière les barreaux de la fenêtre de la cuisine, Nour s'est installée sur une table extérieur. Elle se concentre pour fermer les pots de chorbas, remplis à ras bord.


Sambousseks, briques et tartines de beurre


Le ramadan correspond au neuvième mois de l’année du calendrier islamique. “C’est un mois saint durant lequel les musulmans respectent des règles dont le jeûne, et se recentrent spirituellement”, explique Manel Ben Boudinar, journaliste pour Mehdi 1 TV. C’est l'un des cinq piliers de l’Islam, au même titre que la profession de foi (chahâda), les cinq prières quotidiennes (salât), l’aumône (zakat) et le pèlerinage à la Mecque (hajj). Si la religion exige du musulman de vivre sans excès durant ce mois, la culture tend, parfois, à l’extrême inverse. “Au Maghreb par exemple, de nombreuses familles se réunissent autour de tables abondantes. Ça semble contraire à la religion mais c’est très culturel. Même des personnes qui ne sont pas pratiquantes font le ramadan car elles ont grandi avec”, explique la journaliste.


“Une bonne chorba se reconnaît à l’odeur de la coriandre”, assure Lamine, le sourire aux lèvres et l’œil rieur. Penché au-dessus d’une marmite, le bénévole d’une quarantaine d’années transvase le contenu dans des récipients individuels. La chorba est une soupe traditionnelle d’Afrique du nord, servie quotidiennement au Maghreb pendant le ramadan. Elle est généralement composée de viande, de légumes, d’herbes et de vermicelles. Originaire d’Alger, Lamine a grandi avec ses deux parents et ses sept frères et sœurs. Les tables garnies, il s’en souvient bien. Chez lui, il y en avait justement une en bois, bordée par deux grands bancs. “La nourriture ne manquait pas ! Si quelqu’un toque à la porte, il faut l’accueillir et lui offrir le repas. Ce n’est pas pour se goinfrer mais pour être sûr qu’il y ait toujours de quoi donner.”


La chorba est préparée avec de la viande ovine : du mouton ou de l'agneau.

Témoignage de Babacar - Sénégal : "En France, le ramadan est une période où, en tant que musulman ouest-africain, je me sens un peu en marge." https://www.youtube.com/watch?v=Q3qsy1TUPo8

Sambousseks (beignet frit farcis) et rikakats (feuilleté au fromage) en Cisjordanie, briques et chorbas au Maghreb, tartines de beurre au Sénégal. Les coutumes changent d’un pays à l’autre, et même, d’une ville à l’autre. “À Alger, la chorba se fait avec du frik (blé concassé) alors qu’en Kabylie, elle se fait avec des vermicelles”, explique Lamine, qui est rejoint dans la cuisine par Nour et Mehdi. Justement, la famille de Mehdi est Kabyle, originaire de Tizi Ouzou. Et tant qu'à parler gastronomie, le jeune homme ajoute :"Chez nous, lorsque les enfants ont atteint la puberté et commencent le jeûne, ils doivent monter sur un toit avec un œuf. L'œuf symbolise la fertilité et le toit signifie qu’il n’y a rien au-dessus, à part Dieu.” Ayant grandi en France, Mehdi a échappé au rituel de l'œuf. “Heureusement, commente Nour en rigolant. Le connaissant il se serait cassé la figure.”



L’aftour : l’after du ramadan

Dans la pièce centrale du local, grand de 200m2, le frottement des sacs en papier, passant d’une main à une autre, donne le tempo. Une dizaine de bénévoles sont réunis autour d’un îlot central. Des cagettes en plastique noir, débordantes de nourriture, y sont disposées symétriquement. Bouteilles d’eau, yaourts, œufs durs, bananes et madeleines : chacun est à son poste. "Il y a déjà plein de gens qui attendent dehors, il faut qu'on accélère", alerte une bénévole.

Chaque panier repas est composé d'une chorba, de pain, de dattes, d'un œuf dur, d'un yaourt, d'un gâteau, d'un fruit et d'une bouteille d'eau.


De retour en cuisine, l’ambiance est plus décontractée. Nour, assise sur une table en inox près de la fenêtre, discute avec Mustafa. Les deux amis se sont connus au lycée. C’est par son intermédiaire que la jeune femme a rejoint l’association. "Avec le confinement, nous ne pouvons plus aller à la mosquée pour les tarawih, les prières nocturnes, expliquent-ils en soulignant la particularité d'un mois saint sous covid. Ni même profiter des rassemblements qui suivent."

Témoignage de Manal Ben Bouniar - Maroc "J'ai enfin l'impression de pratiquer ma religion comme il se doit."https://www.youtube.com/watch?v=dbUTEEzwuwo

"Ça manque les aftour!” résume Nour. L’aftour est le mot inventé par les bénévoles pour désigner les réunions amicales ayant lieu après le ftour (la rupture du jeune) : “Les gens vont faire la fête en after, nous on se voit en aftour”, rigole la jeune femme.

Le qu'en-dira-t-on


Les deux branches principales de l’islam sont les sunnites et les chiites. Les premiers représentent 85 à 90% des musulmans et les seconds 10 à 15%, d’après le Pew Research Center. Ces deux courants n’appréhendent pas le ramadan de la même manière. Ils commencent d’ailleurs le mois saint avec un ou deux jours d'écart. “Les sunnites sont plus portés sur le geste, le timing, alors que le monde chiite privilégie le message", explique Amélie M. Chelly, docteure en sociologie religieuse et politique à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales). Les musulmans chiites vivent un ramadan moins strict : "Les jeunes qui le font pour la première fois ne sont d'ailleurs pas obligés de jeûner. Ils font leurs trois repas journaliers en supprimant simplement le grignotage."


Témoignage de Sarah Hassan - Cisjordanie "Certaines personnes ici ne croient pas en Dieu mais ils ne mangent pas la journée par peur du qu'en dira-t-on."https://www.youtube.com/watch?v=ar1x-AkQ8H4

Les différentes pratiques, qu'elles soient religieuses ou non, sont une grande richesse. Mais elles peuvent aussi accentuer une certaine pression sociale. Nour, à qui l'on pose la question, réfléchit une seconde. "C'est vrai qu'il y a des jugements plus marqués durant la période du ramadan." Surtout lorsqu'une femme porte le voile : "Si je suis avec une copine et qu'elle dit un gros mot, ça passe. Par contre, si c'est moi qui dis un gros mot, on s'offusque. Alors qu'elle est tout autant musulmane que moi. Simplement elle ne porte pas le voile." Mais la jeune femme dit n'avoir aucun mal à faire abstraction du regard des autres. Ironiquement, dans certains pays à prédominance chiite, comme l'Iran, la pression sociale s'inverse : "C'est si vous respectez trop strictement les règles du ramadan qu'on peut vous regarder de travers", rigole Amélie M. Chelly.

Malika, à gauche, est bénévole depuis 22 ans et Raida, à droite, depuis 26 ans. Multi-casquettes, Raida est aussi écrivain public à l'association pour aider les personnes à rédiger les papiers administratifs.


Les 650 paniers repas sont prêts. Dehors, la file des bénéficiaires serpente le long des grilles. Pendant que certains bénévoles transfèrent les sacs jusqu’aux tables extérieures, Radia et Malika, aperçues plus tôt au poste yaourts et œufs durs, finissent de ranger l’îlot. Elles font partie des plus anciennes de l’association. Les deux sont comme cul et chemise. Radia, 80 ans, en fait à peine 65. Un bandeau en laine bleu, assorti à son écharpe, coiffe ses cheveux. À côté d’elle, Malika, s’est assise sur une chaise. Elle profite de cette courte pause pour raconter ses souvenirs de Tétouan : “Le soir on sortait sur la corniche, on mangeait des glaces et on profitait de l’ambiance festive." Un ramadan bien loin de toute pression sociale. Mais tout le monde ne le vit pas avec la même sérénité. "Dans certains pays, comme le Maroc, la rupture du jeûne est passible d'une peine de prison", rappelle Manal Ben Boudinar, soulignant que ces faits restent rares.


Nour et Lamine distribuent les paniers repas. En arrière plan, les files des bénéficiaires s'allongent.


Sur le pas de la porte du 108 rue Curial, on ne sait toujours pas où donner de la tête. Dehors, des centaines de personnes sont à la file indienne. Une queue à droite pour les hommes, une au milieu pour les personnes handicapées et une à gauche pour les femmes. Nour, Lamine, Mehdi et tous les autres s’activent pour assurer la distribution. Un objectif commun les anime : servir un repas chaud à ceux dans le besoin. Parce que cette odeur de partage, “c’est ça, le parfum du ramadan”, conclut Lamine.





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