top of page
  • Charline Martin

« Il y a une cadence de barjo »

Grand Paris Express : un chantier en temps et en heurts


Après la mort de trois ouvriers sur les chantiers du Grand Paris Express, la question de la sécurité des salariés sur ce projet titanesque est remise en cause. Fatigue, stress, cadences infernales : enquête au cœur d’un chantier XXL où les délais priment, parfois, sur l’humain.


Légende : 8 400 ouvriers travaillent sur les chantiers du Grand Paris Express, comme ici, sur un tunnelier. ©GrandParis


Chacune de ses journées de travail débute par une douche bien chaude, sans quoi il lui est impossible de bouger. Jean-Michel Roques, 48 ans, doit composer avec six hernies « quatre lombaires et deux cervicales », provoquées par son travail sur les chantiers. 5h30. Après quelques étirements, un café avalé rapidement et une tenue orange fluo enfilée, il prend la route, direction la capitale et les chantiers du Grand Paris Express. Ce quotidien a été le sien jusqu’à septembre dernier, avant de rejoindre un autre chantier en Savoie. Le chef de chantier spécialisé en fondation a travaillé pendant cinq ans sur ces chantiers XXL, pour l’une des principales entreprises du projet : Bouygues Travaux Publics (TP).


Le but du projet ? L'agrandissement du réseau de transports en commun parisien par la création de quatre nouvelles lignes de métro et l’allongement de la ligne 14 et du RER E. Nuit et jour, 8 400 ouvriers répartis sur 150 chantiers creusent pour permettre la desserte de la proche et de la grande couronne d’ici 2024. Tout est bon pour tenir les délais serrés, quitte à mettre de côté certaines « règles de sécurité ». Résultat, les accidents sont monnaie courante : 30 à 40% de plus que sur un chantier lambda. En tout, trois personnes ont perdu la vie entre décembre 2020 et janvier 2022.


Contactée, la société du Grand Paris assure faire de la sécurité sa « première priorité ». Au programme la mise en place « d’audits et d’une charte « sécurité des chantiers » qui figure dans les contrats. »


« On ne peut pas suivre toutes les règles de sécurité pour respecter le timing »

Dans le 13e arrondissement de Paris, aux abords du quartier chinois, les habitants prennent le soleil en cette belle journée d’avril. Emmitouflés dans leur manteau pour se réchauffer de la petite bise qui glace les visages, chacun vaque à ses occupations. C’est après avoir traversé le trottoir décoré de guirlandes aux fanions verts et être passé devant les restaurants aux devantures colorées de rouge et doré, que l’on commence à apercevoir une drôle d’installation un peu plus loin. Entre les grandes tours d’habitation, un long tube métallique semble sorti de nulle part. Derrière les palissades, en contrebas, un chantier.


Légende : 150 chantiers ont été lancés dans le cadre du projet Grand Paris Express. ©Charline Martin-Méfort


C’est ici, dans la pénombre des souterrains de Paris, que Jean-Michel Roques a passé plusieurs années de sa vie. Le noir, le terrain et la paperasse ont rythmé le quotidien du chef de chantier. Jusqu’au jour où il a dit stop. « On tournait en trois-huit, je commençais à 6h et je finissais quand c’était fini, vers 20h si tout allait bien. Sur des chantiers pareils, on n’a pas de journée type car il peut y avoir plein de problèmes. »


Au fil des semaines, l’ouvrier voit la cadence s’accélérer de plus en plus. « Quand il y avait du retard, on bossait le samedi, le dimanche, la nuit, se souvient-il. On passait parfois 48 à 72h à ne dormir que deux ou trois heures. » Un rythme soutenu, vecteur de stress et de fatigue, allant parfois jusqu’à la dépression. Comme il l’explique sur le chantier de Porte maillot, après un incident ayant bloqué le RER A plusieurs jours. « Il y a eu quatre mois d’études mais derrière, on n’a pas eu de temps supplémentaire pour rattraper le retard. Donc on a bossé la semaine, le week-end, le jour et la nuit. Je pense qu’après ça, 50% du personnel du chantier a fait une dépression. »


Légende : Les ouvriers travaillent dans la pénombre des souterrains toute la journée. ©GrandParis


D’après Jean-Michel Roques, c’est la pression de la hiérarchie pour tenir les délais qui a poussé à bout une partie des ouvriers, au risque de les mettre en danger. Pour Aurélien Le Bayon, chef mécanicien, chargé du réseau électrique et mécanique sur le Grand Paris Express : « On a beau s’organiser, vu le planning chargé, on ne peut pas suivre toutes les règles de sécurité pour respecter le timing. Quand on effectue une petite tâche, on fait plus vite l’impasse sur la sécurité. On fait attention, mais dire qu’on le fait tout le temps, non. »


Des entreprises de travaux qui font ce qu’elles peuvent

« Le problème, c’est que plus on va s’approcher de la date butoir et pire ce sera, met en garde Francis Antoine, secrétaire général de la Fédération nationale des salariés de la construction, du bois et de l'ameublement CGT. Les conditions de travail et la cadence vont s’accélérer. »


Beaucoup d’ouvriers se sont blessés au moins une fois. Cela va du simple doigt cassé, « des bricoles » d’après Louis Bourdillon, chef de chantier sur le tunnelier pour Bouygues TP, aux maux qui durent. « À un moment, on manquait de personnel, j’ai trop forcé et je me suis fait une élongation musculaire, reconnaît Aurélien Le Bayon qui, depuis un an, à un poste aménagé du fait de son accident du travail. Cela a été mal soigné et ça s’est transformé en contracture. J'ai toujours travaillé à temps plein mais je ne peux pas porter des charges de plus de 10 kg, je fais attention. » Un physique impacté par des cadences infernales, comme le précise Jean-Michel Roques : « On nous demande toujours plus. Il y a des choses mises en place pour la sécurité, mais en réalité ce n’est pas tenable au vu des délais. »



Légende : C’est sur cette ligne 14 sud qu’Aurélien Le Bayon et Jean-Michel Roques ont travaillé. ©Charline Martin-Méfort


Le Grand Paris Express assure chercher à limiter les risques au maximum. « On ne peut pas accéder au tunnel sans être formé, qu’on y bosse trois heures ou trois mois, tu as au moins un jour d’accueil sécurité, explique Louis Bourdillon. Tous les matins on fait un brief sécurité. Si un accident a lieu, on se réunit et on passe une vidéo pédagogique pour éviter que ça se reproduise. On ne peut pas tout maîtriser mais on peut faire en sorte de limiter. »


Plusieurs salariés de groupes tels que Vinci ont fait ce constat de l’effort des entreprises pour veiller à la sécurité. Ces sociétés accordent généralement des budgets élevés à l'équipement des ouvriers. « Je pourrais fournir des gants à 4€ à mes gars, mais je choisis ceux à 15€ qui sont renforcés car je n’ai pas envie que l’un d’eux perdre un doigt, c’est une question de priorité, raconte Jean-Michel Roques. J’ai la chance que ma boîte me laisse cette liberté. »


La grande machine qu’est le Grand Paris Express pose aussi des soucis d’organisation entre les équipes qui peuvent se mettre en danger entre elles. « C’est un chantier plus pénible car il y a beaucoup de coactivité. Par exemple, le service matériel intervient sur une zone précise et d’autres équipes travaillent à côté donc ça augmente le risque d’accident », raconte Aurélien Le Bayon, salarié de Razel-Bec, l’une des entreprises partenaires du projet.

33% d’intérimaires, un personnel mal formé source de danger

Si les cadences infernales, le stress et la fatigue sont des facteurs déclencheurs d’accident, un autre problème de taille se pose sur les chantiers du Grand Paris Express. « 33% des travailleurs sont des intérimaires », assure Francis Antoine. « En fondation, j’en ai vu passer 110 en même pas six mois », rétorque Jean-Michel Roques.


Des bras en plus certes, mais pas toujours bien formés, qui peuvent être contre productifs. « Certains sont super volontaires mais ça ne suffit pas pour un chantier pareil. Je répète 50 fois les mêmes choses tous les jours, s’agace Jean-Michel Roques avant de reprendre. Toutes les quatre secondes c’est « attention à la tête », « fais gaffe à la corde ». Pour ouvrir des vannes, j’ai dû mettre un coup de peinture rouge pour tourner à gauche et vert à droite car un gars ne connaissait pas sa droite et sa gauche. »


Légende : C'est cette grosse machine, le tunnelier, qui creuse toute la journée. ©GrandParis


Ce sont finalement ces personnes, parfois sans connaissances dans les travaux publics, qui sont le plus confrontés aux accidents. « On ne peut pas être avec eux tout le temps, ça nous fait perdre du temps et ça met tout le monde en danger », affirme Aurélien Le Bayon, excédé.


Face à cette réalité qui agace, la société du Grand Paris se dédouane de toute responsabilité. Elle affirme que chaque entreprise de travaux recrute ses compagnons et en est responsable. « Le public intérimaire peut effectivement être plus à risque sur les chantiers et bénéficie souvent d’une formation sécurité renforcée. Cette dernière est une exigence réglementaire. »


« Pour rentrer chez moi, je devais parfois faire trois ou quatre pauses pour dormir »

Un autre facteur viendrait compromettre la sécurité sur les chantiers selon Francis Antoine. Il s’agit de la sous-traitance. « Une entreprise qui prend la gestion d’un chantier et fait le sous-traiter par une autre entreprise, ça lui coûte moins cher mais ça complexifie encore plus le travail. On peut se retrouver avec des salariés payés moins cher aussi, qui n’ont pas les mêmes conditions de travail, pas de représentant du personnel, pas de primes, etc. »


Après leur journée de travail, les ouvriers doivent encore enchaîner sur la route pour rejoindre leur domicile, un trajet qui peut parfois devenir une épreuve. « Aujourd’hui la cadence est tellement soutenue qu’on fait parfois du 7j/7, 24h/24 », rétorque Aurélien Le Bayon. Habitant la Rochelle, Jean-Michel Roques a fait partie de ces salariés dits en « grand déplacement ». « La semaine j’étais à Paris et sur mes jours de repos, je rentrais voir mon fils chez moi. Je devais parfois faire trois ou quatre pauses sur la route pour dormir, j’avais l’impression que je n’arriverais jamais entier. »


Légende : Le Grand Paris Express, c’est une majorité d’ouvriers qui travaillent jours et nuits pour creuser des souterrains dans la pénombre. ©Charline Martin-Méfort


La fatigue, Aurélien Le Bayon vit avec au quotidien. « J’ai travaillé sur le RER E et la ligne 14 sud, la fatigue c’est une accumulation du chantier, de la route, des horaires et des repas décalés. On a bossé six jours sur sept pendant un an. On est des petits pions, ils savent où nous placer selon notre poste. »


Les chantiers du Grand Paris Express, Jean-Michel Roques y a renoncé, lessivé. Il travaille aujourd’hui sur de plus petits projets partout en France. Un choix que beaucoup ne peuvent pas faire « car ils ont besoin de bosser, d’être payé », s’attriste-t-il. Dans la capitale, les travaux avancent malgré les accidents dont le taux continuera peut-être d’augmenter d’ici 2024. De son côté, l’ouvrier continuera de partager son quotidien avec ces maux. Une marque à vie, de ces chantiers du Grand Paris.


Charline Martin-Méfort


bottom of page